Dîtes-moi, les gens de net, est-ce que tout va bien en ce moment, dans votre vie ? Votre ménage se porte bien, vos rapports sont au beau fixe ? Votre vie professionnelle ne vous pèse pas trop lourd ? Le poids des dernières infos aux journaux, à la télé ou sur le web ne vous stresse pas trop ? Votre vie sentimentale connait-elle une épreuve compliquée et vous ne savez pas comment la surmonter ? Vous ne parvenez pas à réconforter votre entourage, quand celui-ci est morose ? Cette impuissance vous fait-elle culpabiliser ?

Eh bien, si vous traversez une mauvaise passe et qu’il vous semble difficile, voire insurmontable, d’en sortir, ne vous inquiétez pas, il y a des gens qui pensent à vous. Notamment un certain cinéaste chinois du nom de Tian Xiao-Peng, qui a décidé de dédier son dernier film en date aux personnes comme vous, qui ont tendance à voir la vie en gris dernièrement. Et qui ont du mal à y trouver de la couleur et de la chaleur.

Ce film, c’est l’un des premiers longs-métrages d’animation de cette année 2024 à avoir bénéficié d’une sortie dans les salles françaises. Alors qu’il est sorti en Chine il y a un peu plus d’un an, pendant le mois de janvier 2023. Et si je devais faire dans la métaphore, je dirais qu’on a là un croisement entre : la fantasmagorie d’un Voyage de Chihiro, le « mélodramatisme » de John Woo et l’expérimental graphique d’un Spider-Man Into/Across the Spider-Verse. Aujourd’hui, chers internautes, on va parler du Royaume des Abysses (dont le titre anglais est Deep Sea) de Tian Xiao-Peng !

Jusqu’à récemment, je ne savais pas grand-chose de ce film d’animation chinois. J’avais seulement vu sa bande-annonce qui annonçait étrangement la couleur, quant à sa composition graphique et ses choix esthétiques. Mais il a tout de même bénéficié d’une mise en lumière lors du dernier festival de l’animation à Annecy en 2023, ainsi qu’à la 73ème Berlinale. Il faut également préciser que le studio qui a donné vie à ce projet, n’en était pas à son coup d’essai. En effet : October Media, le studio d’animation chinois crée justement par Tian Xiao-Peng et qui a donné vie au Royaume des Abysses, est déjà vieux d’un demi-siècle, en plus d’être un des premiers studios d’animation chinois spécialisés dans la 3D.

Cependant, leur filmographie n’est pas immense, et la précédente réalisation de Xiao-Peng a l’air discutable, graphiquement parlant (surtout pour un film sorti dans le monde en 2016, la même année que : Zootopie et Moana chez Disney, Kung-Fu Panda 3 chez Dreamworks Animation, Your Name. de Makoto Shinkai ou encore Kubo l’armure magique chez Laïka). Cela dit, le peu de films présents sur leur site web, comme Ne Zha qui adapte un conte chinois, a le mérite d’avoir des sources inspirantes pour conter de belles histoires. Ces réalisations ne semblent clairement pas dégueus à voir, en termes de direction artistique (pour ce que montre la bande-annonce du site).

Pour en revenir à Deep Sea/Le Royaume des Abysses, ce film est un long projet de 7 ans de dur labeur. Durant toutes ces années, le réalisateur a expérimenté en termes de techniques d’animation, afin de trouver le rendu graphique adéquat pour l’histoire de la petite Shenxiu, une fillette déprimée et se sentant délaissée par sa mère de sang, malgré ses vaines tentatives de conserver un contact. Les choix visuels se sont portés sur un mélange de 3D et des influences évidentes de peinture traditionnelle du pays. Est-ce que ces propositions portent leurs fruits dans cette odyssée de 1h50 ? Voyons ça de suite !

« Bienvenue dans la réalité, prenez un siège ! »

Shenxiu est une fillette de 10 ans, partie en croisière avec sa famille (dont sa seconde mère). Malheureusement, elle se sent particulièrement isolée et en proie à une forte dépression, à cause de l’absence de sa mère biologique. Un soir de tempête, Shenxiu est subitement emportée par un maelström. À son réveil, elle se retrouve au cœur du restaurant des abysses, tenu par l’excentrique Nanhe, chef cuisinier féru d’expérience culinaire artistique mais également pingre, au même titre que Balthazar Picsou ou que De Funès dans L’Avare. Par un concours d’événements improbables, Nanhe va accepter Shenxiu à bord, le temps de retrouver sa mère, à condition que la fillette fasse sa part du travail à bord de son restaurant.

Les débuts ne jouent pas forcément la carte de la finesse, concernant le quotidien de Shenxiu ou son état d’esprit : un temps pluvieux et grisâtre, un portable par lequel elle tente de capter l’attention de sa mère en partageant son quotidien par SMS, et un petit frère qui bénéficie de bien plus d’intention de la part de ses parents. À cela près que, Jiao-Peng ne montre par Shenxiu comme une enfant jalouse de son petit frère, le réalisateur montre surtout à quel point ses repères semblent sur le point d’être détruits. Avec quelques détails, mais des détails parlants, qui répondent très bien à l’une des règles les plus importantes au cinéma, qui composent le principal ingrédient d’un bon film :

« Ne le dis pas, montre-le ! »

Ainsi : on voit Shenxiu entretenir le contact avec sa mère par SMS. Cette dernière faire la sourde oreille à ses messages, depuis son dernier envoi qui dit : « Si ce n’est pas important, ne me dérange pas ». On voit la protagoniste hésitante dans ses gestes et ses mots, que ça soit face à un drôle de vendeur de brocante sur le rafiot ou lors d’une photo de famille. On la voit en déconnexion avec ses parents qui fêtent l’anniversaire de son petit frère. Le spectateur partage davantage ce détachement lorsqu’un message sur le téléphone de Shenxiu lui annonce un bon anniversaire. La fillette tente désespérément de se rattacher à tout ce qui a fait ses jours heureux avec sa mère. Il s’agit là du principal symbole de son manque et surtout, de sa dépression qui n’est plus à prouver à ce moment-là.

C’est plus qu’assez pour se sentir en empathie avec la protagoniste, et surtout, pour comprendre trois choses qui vont être au cœur de son improbable voyage. Premièrement, sa distance physique et émotionnelle avec sa mère ; deuxièmement, son grand manque d’estime pour elle-même ainsi que son besoin d’accepter sa situation ; et surtout, troisièmement, le besoin pour elle de voir son monde autrement que par le prisme de ses malheurs personnels. Et puis… vint une bouée en canard !

Oh Mon Dieu, c’est un Cygne du dest… ah non, flûte, c’est un coin-coin !

FAîTES DU BRUIIIIIIIIIT !

Après un très joli générique qui fait l’étalage de la direction artistique complètement folle du truc, sur la chanson du film chanté par l’artiste chinoise Miumiu, Le Royaume des Abysses prend subitement un tout autre visage. Clap de fin apparemment pour les paysages pluvieux et grisonnants, et bonjour un océan plus éclatant et une créature (un « Poculus » d’après ce que j’ai compris) qui pourrait être sortie d’un film fantastique de l’âge d’or d’Hayao Miyazaki. Et surtout, bonjour au lieu qui devrait servir de refuge à Shenxiu pour le reste du film : le fameux restaurant des abysses.

À partir de là, Le Royaume des Abysses va aussi bien osciller entre une inventivité et un dynamisme admirables en matière de mise en scène, que manquer d’asphyxier les spectateurs par son hystérie qui ne joue pas toujours en sa faveur. D’un côté, Xiao-Peng et son équipe font preuve d’une grande générosité et d’un talent créatif, en montrant les coulisses de ce bateau-restaurant de croisière, parfaite antithèse de la croisière précédente : les éléphants de mer et autres  animaux aquatiques partiellement anthropomorphisés parlent et s’agitent aux fourneaux pour satisfaire des clients aussi animaux qu’étranges. La caméra n’a pas peur d’y aller en mode full plan séquence, quitte à « tricher » et à se faufiler dans des espaces qui seraient normalement exigus dans un film en prise de vue réelle. Les plans larges marquent la rétine de ses couleurs arc-en ciel ébouriffantes de richesse. Et c’est sans parler des textures de ces créatures, qui ont quelque chose de très palpable et donnent envie d’être fermement touchées.

Mais de l’autre, on reste sur une note d’hystérie globale, qui a tout pour nous épuiser et nous perdre, autant que Shenxiu qui peine à comprendre pourquoi on la qualifie de porte-poisse ambulante. D’autant que, personnellement, j’ai eu vraiment du mal à adhérer au personnage de Nanhe au cours de ce deuxième acte : sans-gêne envers une gamine totalement paumée, avare, voire cynique par moments… D’autant plus qu’il expose de manière expédiée le peu de règles qui régissent ce fameux royaume des abysses. Royaume qui est notamment ponctué par les apparitions du fantôme rouge, lié à la tristesse de notre héroïne, dont la forme prend plus ou moins d’ampleur selon l’état psychologique de Shenxiu.

Au bout du compte, l’univers est (volontairement) bien flou sur son fonctionnement et les règles qui le régissent : comment les animaux peuvent-ils repasser si aisément d’une forme anthropomorphe à une forme animale basique ? Est-ce que le fantôme rouge a une origine ? D’où Nanhe est-il si endetté et obsédé par l’appât du gain ? Est-ce que Shenxiu a un rôle à jouer dans toute cette histoire ? Surtout, quelles sont les limites des pouvoirs surnaturels de Nanhe et de ses dons hors du commun… et pourquoi sa tête me fait penser à un singe, bordel de merde ?

Ah, les mirettes en prennent plein la poire, ça c’est sûr, et pour que ça reste harmonieux en matière de colorimétrie, chapeau.

À vrai dire, cette sensation de trop plein visuel et d’ambiance, on la ressent aussi dans la manière dont sont placés les deux clip-show, lors des scènes qui devraient être canoniquement importantes. Pour précision, un clip-show est une séquence accompagnée d’une musique afin de dynamiser le tout, et qui sert parfois de cache-mère, comme dans Twilight. Comme le nouveau quotidien de Shenxiu après qu’elle ait été en partie acceptée à bord du restaurant, en tant qu’employée, en échange du Poculus. Même là où ça devrait normalement prendre plus de temps, ça finit par devenir étouffant, tant la surcharge à l’écran et l’hystérie sont envahissants et n’ont jamais l’air de vouloir souffler un peu.

Il faut faire le tri avec quelques scénettes hors clip-show, pour que l’on assiste enfin à des épisodes de vie, dont on comprendra l’intérêt bien plus tard (mais ça, c’est pour la dernière partie). Ces instants nous captent, disons-le, sans trop de mal : Nanhe bourré qui parle pour une fois à cœur ouvert à Shenxiu, en lui faisant relever son sourire faux et en lui racontant une vanne ; l’isolement de la protagoniste, une fois déposée à bon port en ville et confrontée à un souvenir lointain ; ou encore, un bilan des dégâts après avoir fui une seconde fois le fameux fantôme rouge. Là encore, ce sont pas mal d’indices qui seront plus que parlants, une fois arrivé au dernier acte.

Dernier acte qui interviendra après un deuxième tiers qui réussira finalement à se conclure plus calmement. En effet, l’intrigue parviendra, difficilement mais sincèrement, à donner une vision autre de Nanhe. Lors d’une scène, il se retrouvera une énième fois seul en compagnie de Shenxiu et évoquera ses origines et ses rêves. Durant cette scène, Nanhe met un vrai pied d’égalité, en matière d’objectif et de condition. Un peu plus tôt, il a menti à Shenxiu afin de s’enrichir sur le Poculus. Désormais, il prend sciemment un énorme risque afin d’emmener l’enfant jusqu’à un lieu ou sa mère pourrait résider. Dans le même temps, il souhaite faire fortune afin de trouver d’autres créatures globuleuses à tentacules noires. Toute forme d’antipathie est finalement évitée, même si jusque-là, en termes d’ambiance, on peut pas pleinement parler de la poésie d’un Chihiro, ni d’un aboutissement absolu comme pour les Spider-Man de Sony en animation.

Un scepticisme que j’affichais, malgré le déluge d’idées scéniques et visuelles totalement explosives proposées jusque-là… et puis vint le dernier acte. Mais je ne peux pas en parler sans divulgâcher l’intrigue et révéler ce que le film avait vraiment à partager. Alors, si vous n’avez pas encore vu ce film, je vous incite trèèèèèèèèèèèèèèèès fortement à le voir avant de continuer la lecture de cet article, sauf si vous n’avez pas peur d’être spoilés.

Sur ce, lever de rideau !

« Lève-toi et marche, toi, tu as encore tes deux jambes. »

Au début du dernier acte, Nanhe, Shenxiu et l’équipage du restaurant marin parviennent à l’entrée de l’œil de l’abysse, là où se cachent les Poculus. Seulement, la pression de l’eau, couplée à l’attaque du fantôme rouge, est tellement forte que Nanhe n’a d’autres choix que de sortir du navire devenu insubmersible. Il va alors utiliser ses pouvoirs pour séparer l’océan, afin d’éviter que la pression n’écrase le navire. Alors que tous les membres de l’équipage semblent étouffés et sur le point d’être dissous par le fantôme rouge, Shenxiu s’accroche au gouvernail pour faire garder le cap et tente de rattraper un Nanhe visiblement serein. Mais ce dernier se dissipera dans un nuage de poussière d’or quand la protagoniste arrivera jusqu’à lui, alors que les héros sont parvenus jusqu’au cœur de l’antre.

Alors que Shenxiu entend la voix de sa mère et la suit au cœur du navire, elle finit par casser un chat en porcelaine qui, jusque-là, était vu comme un vrai chat, par elle et le public. La fillette retrouve aussi un livre pour enfant qu’elle avait feuilleté chez le vendeur ambulant en début de film, ainsi que le projecteur de Nanhe. L’héroïne se retrouve à flotter dans les airs en entendant sa mère plus distinctement, avec plus de détresse de la part de celle-ci, ainsi que le son d’un cardioscope d’hôpital. Et là, le masque tombe : tout ce que Shenxiu a vu n’était ni plus ni moins qu’une vision fantasmée et colorée de son coma, raccrochée à ses derniers souvenirs et le dernier état dans lequel elle se trouvait.

La musique se fait plus lyrique et douce, plus tragique également. Tout ce que l’on prenait pour du fantastique est alors montré dans le monde réel, à partir des éléments qui ont été montrés durant cette odyssée onirique. Les paroles du canard bouée étaient en fait celles de Nanhe tentant de maintenir Shenxui éveillée. Le gag de la chaussure était en fait une petite histoire conté par ce même marchand ambulant. Les mots qu’il a prononcés dans le monde onirique provenaient d’un contexte très différent (le sourire sincère, le pays d’origine de Nanhe, la poigne et l’énergie qu’il a mis pour éviter à la fillette de sombrer dans l’océan)… Ça marche car dans le même temps, les origines de la dépression de Shenxiu sont mises en lumière, ainsi que le vrai sens des thématiques du film. Tout ce qui nous apparaissait comme du fantastique prend un sens tout autre et un poids émotionnel dingue.

Le retour à la réalité va être brutal 😥

Le fameux fantôme rouge n’est, par exemple, qu’une incarnation extrême de la dépression de Shenxiu, de sa profonde tristesse, et surtout, un profond désir d’en finir avec tout ça. Les deux principaux éléphants de mer (dont le second de Nanhe, strict et intraitable) qui sont mis en avant sont une représentation des parents de Shenxiu : l’une faisant tout pour être ouverte envers l’enfant, l’autre manquant cruellement d’intention et de compréhension, quant à l’état psychologique de sa fille. Nanhe, lui, n’est au final rien de plus que le marchand ambulant ayant taxé Shenxui de porte-poisse, en début de film. Il a bel et bien agi par intérêt pour la sauver mais finalement avec du cœur, pour la maintenir en vie.

Tandis que les maelströms noirs ne sont ni plus ni moins que les fantômes d’une vie passée, désormais inaccessible (surtout, ça cache possiblement le fait que Shenxiu a peut-être tenté de mettre fin à ses jours). Tout ce qui se rapproche au fantastique et à l’irréalisme sert les propos autour de la dépression, de la culpabilité pas toujours justifiée (surtout pour un enfant en bas âge), de la négligence des parents quant aux émois émotionnels de leur progéniture, et de la séparation. Le tout en encourageant, au final, à accepter ces épreuves et y faire face même si, pour reprendre les paroles de Lin-Manuel Miranda dans Le Retour de Mary Poppins :

« Les lendemains qui chantent ne chantent pas. »

En vérité, il faut vraiment visionner le film soit-même pour comprendre. Mais je promets solennellement avoir passé les vingt dernières minutes à fondre en larmes, tant le film assume entièrement son ultime direction, quant à sa dichotomie sur le plan graphique et sa manière de joindre le fantastique au réel. Le long-métrage s’évertue à rendre l’épopée de Shenxiu mémorable, tant pour elle et pour son besoin de faire un grand pas vers l’avant, malgré ses peines. Toute la force des messages passe à la fois par son esthétique et par la nécessité de ces trois actes. Les différents tiers se complètement quasi-parfaitement, malgré quelques inégalités dues à l’hystérie ambiante. Cependant, même ce ton trouve un sens complet, quand on saisit le sens des détails visuels présentés pendant les deux premiers actes.

Vous avez 5 secondes pour comprendre…

Le Royaume des Abysses, s’il n’atteint pas l’intensité d’un Promare et n’a pas la même richesse scénaristique des films d’animation Spider-Man de Sony Pictures Animation, n’en reste pas moins un film d’animation très honorable et fort dans sa manière de communiquer ses messages. Il ne s’embarrasse nullement d’être baroque tant il déborde d’inventivité sur le plan visuel. Le film fait également preuve d’une incroyable volonté de bouleverser son public, quitte à le bousculer quand il s’y attend le moins.

Comme quoi, il ne faut jamais se dire qu’un média comme l’animation a fini de nous surprendre. Surtout lorsque ce média est prêt à s’adresser aux gens de manière globale et universelle, même pour un message aussi simple que celui-ci :

« À tous ceux qui traversent des périodes sombres ».

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